Mars 2024 – Edgar Mélik , « L’énigme du livre »
Edgar Mélik, L’énigme du livre, c. 1955, 105 x 65 cm, collection particulière

Ce tableau inédit de Mélik dégage un  intense mystère grâce à des moyens simples et subtils.   La scène étrange représente un couple qui pourrait paraître anodin.  L’homme est vu de dos, assis dans un élégant fauteuil à large dossier. On discerne  ses petites jambes repliées dans le vide. La femme, vue de profil, est assise dans une sorte de canapé blanc. On distingue son inquiétant visage avec un œil bleu presque fermé et des lèvres rouges sur une peau atrocement blanche.   On les croit tous les deux plongés dans un silence absolu, comme deux acteurs d’un drame dont le sens nous échappera toujours.   Ils sont bizarrement absents à celui qui regarde le tableau. Ils n’échangent ni regard, ni parole et pourtant ils sont indissociablement engagés dans un rêve que Mélik affirme par leur identité plastique (même couleur de cheveux, même peau blanche, même couleur de vêtement).   Nous ne savons pas ce qu’ils se sont dit, ni ce qu’ils voient, mais ils partagent un décor imaginaire absolument fabuleux.  Des formes colorées flottent dans l’espace autour d’un ruban rose.  Dans l’angle gauche du tableau le fond bleu contient des formes spectrales, un petit cheval et, assise sur une chaise, une chimère ( un  corps humain avec une tête pourvue de cornes ).

Au sol, on retrouve le rose du ruban sous forme d’une tache claire dans laquelle Mélik a tracé sa signature avec un rose plus intense.  Et surtout, un livre épais à la couverture blanche cernée de rose et, dans la tranche rose pâle du livre,  un rectangle bleu.   Mélik a réduit sa palette au bleu, au blanc et au rouge/rose pour créer une scène hallucinatoire  où un couple –  qui nous tourne le dos –  regarde une étrange projection.  La signature toujours extrêmement soignée chez Mélik (sa couleur, son orientation et sa place dans le tableau en font un signe majeur) souligne l’importance du livre.  On ne peut s’empêcher de penser que son contenu a un rapport avec la scène mystérieuse. L’énigme est au second degré si on admet que ce couple ne vient pas de refermer ce livre mais que Mélik le Peintre a lu ce livre et que son tableau est la projection d’un épisode qui l’a troublé.

Mélik est ainsi un des rares peintres qui représentent un livre dont le contenu symbolique trouve une traduction dans le tableau lui-même.   Mais il n’est pas le premier. Le cas moderne le plus célèbre est La Reproduction interdite (1937)  de René Magritte.   Le tableau s’inspire d’une photographie en noir et blanc que Magritte avait prise en 1930 de son ami anglais, Edwards James, mécène du surréalisme. Le jeune homme était photographié de dos en train de regarder des toiles de Magritte.  Dans la peinture postérieure le profil de dos est reproduit, mais les toiles ont été remplacées par un grand miroir avec un reflet absurde. Sur le marbre de la cheminée se trouve une édition française (traduction de Charles Baudelaire) du livre d’Edgar Poe, Aventures d’ Arthur  Gordon Pym (1838),  dont le reflet est, quant à lui, exact.

René Magritte, La Reproduction Interdite, 1937, Bruxelles

Ce roman d’aventure d’Edgar Poe plonge  le héros dans des événements effrayants et annonce toutes les obsessions futures de l’écrivain américain.  La pulsion qui pousse Pym à désirer l’aventure, non pour ses agréments, mais pour ses dangers, Edgar Poe lui donnera quelques années après son roman, le nom de « démon de la perversité« .  Les Aventure d’Arthur Gordon Pym était un des livres préférés de René Magritte depuis son enfance, et on comprend que son tableau énigmatique l’utilise justement pour signifier le trouble et l’angoisse inséparables de sa propre peinture surréaliste.

Mélik est plus mystérieux encore.  La scène peinte par Mélik n’emprunte plus la voie du réalisme pictural de Magritte et Dali. Quant au livre, on ne saura jamais pourquoi il a produit un tel choc visuel chez  Mélik lecteur.  On sait que sa peinture naît le plus souvent d’un trouble provoqué  par exemple  par un film (les Visiteurs du soir de Carné),  un spectacle muet (le Mime Marceau), ou  une voix (Edith Piaf).  Dans cette toile troublante, Mélik a jeté au sol l’objet même de son trouble.

Vers quelle littérature était-il porté par son propre démon intérieur ?  On sait avec certitude qu’il fut un des premiers lecteurs des Champs magnétiques (1920), première expérience surréaliste qui permet à André Breton et Philippe Soupault de défier la raison littéraire par l’écriture automatique.   Il aime aussi les Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont,  livre que les jeunes André Breton et Louis Aragon  venaient de redécouvrir  pour en faire un emblème de l’esprit surréaliste.  Enfin, on sait par l’écrivain Hubert Juin, qui passa plusieurs semaines avec Mélik dans son château de Cabriès pour préparer son livre (Edgar Mélik, ou la peinture à la pointe du temps, 1953), qu’il était un lecteur de Franz Kafka.   Son auteur de prédilection a dû être Nietzsche, comme plusieurs allusions précises le confirment. Mais la bibliothèque de Mélik ayant disparue après sa mort en 1976 (sans inventaire), il est actuellement impossible d’en savoir plus. Quel lecteur Mélik a-t-il été ? Une lettre du 15  juillet 1961 à Jean Ballard, directeur de la revue littéraire des Cahiers du Sud,  lève un pan du voile. Mélik vient de relire quelques pages de Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline qu’il avait lues dans cette revue en 1932.  Céline meurt le 1° juillet 1961 et Mélik se procure rapidement  l’édition de 1957 parce qu’il se souvient de l’impression qu’il avait reçue de ce style associant langue parlé et argot.  Il constate : « Et je dois vous dire que je n’y ai pas retrouvé l’impression première, vieille de près de trente ans. Je me suis demandé si j’avais cessé d’être sensible à la beauté littéraire des autres, mais je me suis buté dans mon idée et j’ai recherché chez moi votre numéro des Cahiers d’octobre 32. »    Mélik constate alors 79 altérations dans ces 13 pages entre la version de 1932 et celle de 1957, et il en ressent une très forte contrariété : « Quoi qu’il en soit je tiens à vous faire constater le choc qui se produisit, qui se produisit en mon esprit à le constater maintenant. »   Il donne quelques exemples de ces variantes à Jean Ballard et affirme que ce qui a été altéré systématiquement « ce n’est pas le sens du texte mais son caractère, ce qui est plus grave encore. Qu’en pensez-vous ? A-t-on, aurait-on, obligé Céline à amoindrir la valeur de son message en l’adaptant à l’esprit décadent présent, ou l’a-t-on fait à son insu ?  Car, vous devez le savoir, Tricherie est notre sale contemporaine… Ce serait donc, si je ne m’abuse, avec le consentement de l’auteur, mais le couteau à  la gorge, que l’on a abîmé son livre ? »  (Fonds J. Ballard, Bibliothèque L’Alcazar).

On découvre un lecteur très exigeant et extrêmement sensible à la langue originale d’un auteur. La persistance de sa mémoire affective est remarquable, quand elle s’applique à l’invention littéraire (mais aussi  picturale ou musicale).  Ce qui le choque, c’est le rétrécissement du style par la suppression  des aspérités, la recherche d’une esthétique complaisante  qu’il identifie en 1958 aux œuvres réputées  de Jean Cocteau et de Bernard Buffet pour ce qui concerne la  peinture.  Il  oppose alors la « sensibilité tonique » à « la sensibilité malsaine, viciée, vicieuse, viciante, pourrisseuse, immorale et dégénérescente. » (une reprise de l’opposition  créée par Nietzsche entre esprit dionysiaque et esprit  apollinien).

Edgar Mélik avec ses livres et son chat noir, Studio Da Silva (1960)

Les  auteurs de prédilection de Mélik sont à l’image de sa peinture. Si elle est étrange, ce n’est jamais pour le plaisir de déplaire mais pour communiquer une expérience salutaire.  Les auteurs qui attirent Mélik ne donnent pas une image harmonieuse du monde mais brisent un miroir trompeur par leur style et leur « sensibilité tonique« .  C’est ainsi que Bernanos comprenait le roman de L.-F. Céline en 1932 : « M. Céline scandalise. A ceci, rien à dire, puisque Dieu l’a visiblement fait pour ça. Car il y a scandale et scandale. Le plus redoutable de tous, celui qui coûte encore le plus de larmes et de sang à notre espèce, c’est de lui masquer sa misère. »  (G. Bernanos, Critiques, 1932-1935, Paris, 10/18, 2005, p. 108).

L’écriture de Mélik appartient-elle à cette veine subversive (A. Breton, Isidore Ducasse, Rimbaud, Kafka, Céline, Nietzsche) ? Les aphorismes de Mélik sont proches de l’ « humour noir » auquel André Breton donnera son identité en inventant cette locution quand il publie son livre en 1943 (Anthologie de l’humour noir). Quelques exemples suffisent :

« Certains abstraits me donnent l’impression d’avoir su fabriquer des instruments de musique parfaits mais de ne pas savoir en jouer. » (archives du musée, Cabriès)

« Ce que les autres savent étant généralement faux à quoi bon leur apprendre des choses vraies ? » (réponse à un journaliste).

« L’anormal n’est pas toujours à l’opposé du normal. Il peut être, il arrive … qu’il soit du super-normal. Du normal accentué, sublimé, s’exacerbe. » (Une certaine, une très certaine Edith Piaf par Edgar Mélik, Editions du musée, Cabriès, 1990)

« Les sots ne seront admis ici que dans la mesure où leur sottise servira à penser sottement au fond d’eux-mêmes. » (au dos d’un tableau).

Mélik écrit sans complaisance, comme il peint.  Il ne craint pas de heurter mais dans quel but?   On pense à la réaction de Léon Bloy (1846-1917)  après la visite d’un cimetière pour animaux où s’étalait la sentimentalité la plus complaisante :  » On est forcé de se demander si la sottise décidément n’est pas plus haïssable que la méchanceté même. » ( L. Bloy, Journal II, Robert Laffont, 1999, p. 131).

L’œuvre écrite de Mélik (6 volumes :  Ombre, Tempête, Crescende, Membre, Emerge, Nous) vient d’être numérisée grâce à l’Association des Amis du musée Mélik.  Son contenu peu narratif se compose de splendides visions et d’atroces cauchemars qui évoquent Goya et Kafka. Ce qui heurtera, au-delà de l’écriture, c’est que Mélik fait sa part à la méchanceté en l’homme. Si celle-ci ravage l’histoire depuis le meurtre d’Abel par son frère Caïn, il faut que les écrivains et les artistes  révèlent cette incompréhensible passion de haine chez cet animal rationnel. Ne pas la dissimuler, en dépit de l’horreur qu’elle nous inspire, c’est commettre ce scandale salutaire et horrible dont parlait Bernanos. Edgar Mélik  le dit clairement  en 1967 avec son humour.. noir  : «  Un livre en préparation : J’ai une chose importante … un bouquin. Je n’ai pas encore décidé s’il serait posthume. Il y a là-dedans la bonté et la méchanceté…Je n’ai pas encore décidé… Je suis jeune… Je n’ai que 63 ans » (Le Méridional, 23 avril 1967).  Le malaise  est pareillement intégré à la vue de sa peinture : « Que ses œuvres récentes l’aient donc, qu’elles l’aient votre appréciation, et que rien ne l’entrave ! Quand bien même cette peinture te causerait de la souffrance, surmonte celle-là, va au delà de celle-là : on n’a rien sans peine.«  (carton d’invitation à une exposition).

Edgar Mélik, L’Atelier Idéal, (Mélik devant des étagères de livres
avec sa muse sous les traits d’Adrienne Monnier)

Mélik a-t-il lu Edgar Poe ? Cela parait probable en raison de sa culture littéraire (il est un habitué de la Librairie des Amis des Livres d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon, dès sa jeunesse universitaire au Quartier latin). En raison aussi de ses études d’Anglais et d’Allemand à la Sorbonne. Il  n’est pas impossible que le livre jeté au sol dans le tableau de Mélik soit d’Edgar Poe, comme c’est le cas explicite chez Magritte.  Mais quel qu’en soit l’auteur fantastique, ce tableau énigmatique est né d’un choc verbal.

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