Janvier 2024 – Edgar Mélik : « Le gradin »
Edgar Mélik, LE GRADIN, c. 1940, HST, 72 x 84 cm, collection particulière

 

Cette grande toile inédite appartient à la série des œuvres  prestigieuses qu’on peut dire « surréalistes » (1939-1947, voir le site https://edgarmelik.blogspot.com/2020/03/les-grandes-toiles-de-melik-i-la-loge.html  , article du samedi 14 mars 2020).  L’imaginaire y domine toujours une scène plus ou moins figurative.  On pense à « L’atelier idéal » où Mélik se représente avec sa palette de peintre entouré de rayons de livres, sous la protection d’une Muse (Adrienne Monnier,  femme de Lettres de et libraire à la « Maison des Amis des livres », rue de l’Odéon). Mais aussi « Le Banquet de Platon« , portrait de groupe du Rideau gris, une troupe de théâtre que Mélik fréquente dès son arrivée à Marseille en 1932 (Louis Ducreux, André Roussin, Henri Fluchère, etc.).  A chaque fois, Mélik se représente au milieu  d’autres personnages dans une attitude énigmatique de présence et de retrait.  C’est aussi la période des grands Bouddha aux yeux clos pour mieux souligner la valeur du monde intérieur, écho du monde sensible que le peintre donne à voir comme un symbole.

Avec cette nouvelle toile, on découvre au premier plan un grand buste de Mélik, visage émacié aux yeux fermés, qui se tourne vers le spectateur sans le regarder.  Sa grande tunique blanche nimbée de reflets jaunes et verts lui donne l’aspect irréel d’un mage (on songe à la célèbre photo de Man Ray, André Breton (maquillé) devant l’Enigme d’une journée de Giorgio de Chirico, 1922). Ses mains sortant de larges manches se dirigent vers lui-même. Avec ce geste maniériste il nous adresse un message.  « Je suis bien le témoin de ce qui se passe ici – dans ce présent intemporel de ma peinture – spectacle que vous devinez sans pouvoir le comprendre et qui se déroula un jour …  devant moi ».

Mélik a donné un titre à ce tableau, écrit en grandes lettres noires, au dos de la toile, orné de son monogramme (on le retrouve sur d’autres toiles, sur une brève période pour attester l’autorité que Mélik se donnait en créant cette série) :  LE GRADIN.   Quel est ce « spectacle de cirque » que Mélik représente dans son dos ? 

Dos du tableau « Le gradin »

Un groupe de trois visages maquillés, coiffés chacun d’un chapeau aux larges bords, des yeux clos aux grandes paupières blanches qui contrastent avec des lèvres rouges. Juste devant eux, un petit personnage bossu les désigne de sa main. Lui aussi coiffé d’une sorte de chapeau mexicain, ils forment ensemble l’ unique scène d’un spectacle de cirque dont Mélik nous présente ce fragment à la fois grotesque et pathétique. Dix ans avant les « Visages lunaires » (voir Tableau du mois, octobre 2023), le monde vivant des saltimbanques est déjà attesté.

On trouve dès cette époque des principes de ce que Mélik  appellera la « spiritualité plastique« (1958).  Le Visage multiple (soit un seul visage démultiplié comme avec le Visage solaire, Tableau du mois, décembre 2022, soit plusieurs visages agglomérés), les Mains comme Enigme du portrait (rappel du maniérisme, courant esthétique entre la Renaissance classique et le baroque), enfin les Yeux clos pour signifier le « modèle intérieur » de la peinture (principe d’André Breton dès 1928, Le surréalisme et la peinture).

Au-dessus des mains de Mélik se trouvent deux socles rectangulaires avec leurs  têtes sculptées, une de face, l’autre de profil.  Visages plutôt inquiétants qui rappellent que Mélik a pratiqué la sculpture en arrivant à Marseille, puis à Cabriès.  S’agit-il de ses propres œuvres aujourd’hui disparues ou de sculptures qu’il a simplement imaginées ?  D’autres peintres ont également pratiqué la sculpture ou la céramique, notamment Paul Gauguin qui représenta certaines de ses propres œuvres  les plus singulières sur ses toiles (puis Matisse et Picasso).

 Ainsi, ce n’est pas deux mais trois espaces que Mélik donne à voir dans cette représentation. La toile contient plusieurs dimensions en dépit de sa cohérence. La scène de cirque est une production de la mémoire,  l’autoportrait est l’auteur  du tableau  et le témoin du spectacle passé, tandis que les bustes sculptés confirment que le tableau fonctionne bien sur plusieurs dimensions toutes imaginaires.  

On peut inscrire cette œuvre dans le symbolisme de Gauguin, pour des raisons techniques et spirituelles. De grands aplats de couleur et la simplification des formes,  l’archaïsme sacré des attitudes et l’irréalité du rêve.  La composition divisée en deux zones séparées par le bras et le dos du clown bossu rappelle celle de La Vision du sermon ou la Lutte de Jacob avec l’ange (1888), où le tronc du pommier crée une diagonale.  « Ce tableau confronte, sur la même surface picturale, le monde réel des Bretonnes fusionnées par leur coiffe blanche et le monde symbolique  de leur religiosité ancestrale. » (Jean-François Staszak, Géographies de Gauguin, 2003, p. 60).  Première toile où à quarante ans Paul Gauguin invente le symbolisme (encore appelé « idéisme » parce qu’il s’agit de représenter la vérité symbolique des choses, loin du réalisme de la Renaissance ou même de l’impressionnisme).

Mais pour Mélik, cette confusion entre le réel (le spectacle a bien eu lieu) et le symbolique (sa persistance dans la mémoire) est le propre de l’Art moderne tel que le cinéma (Les Visiteurs du soir, film de Marcel Carné sorti en 1945), la voix (Edith Piaf), le cirque  ou le mime Marceau le crée dans l’émotion.  Mallarmé, ami de Gauguin, commentant le jeu du mime en 1897 (Mimique)  a parfaitement identifié cette confusion née de l’Art  quand la conscience est sous le sortilège du spectacle muet : « La scène n’illustre que l’idée, pas une action effective, dans un hymen (d’où procède le Rêve), vicieux mais sacré, entre le désir et l’accomplissement, la perpétration et son souvenir : ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent. Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace : il installe, ainsi, un milieu, pur, de fiction. »

La peinture de Mélik est  représentation au second degré puisque c’est l’événement du spectacle (Piaf, mime, cinéma ou cirque)  qui engendre l’image peinte. Moment unique de confusion géniale où le visible n’est que le masque du rêve et de l’émotion.

A découvrir