Mars 2023 – Mélik, portrait
E. Mélik, Portrait au fusain, 26 x 21 cm, collection du musée de Cabriès

Mélik pratique l’art du dessin tout au long de sa vie et cette forme de création obéit à  une logique très différente de celle de son œuvre picturale. Il le dit clairement dans le texte qui accompagne ses dix dessins créés en hommage à Edith Piaf : « Lorsqu’un sculpteur dessine, ses dessins ne sont pas ceux d’un dessinateur. Il en va de même lorsqu’il s’agit d’un peintre. » (voir Une certaine, une très certaine Edith Piaf par Edgar Mélik, Editions Château musée de Cabriès, 1990).

Le portrait de ce vieil homme à la casquette vient de recevoir une identité qui l’inscrit brusquement dans une histoire complexe, celle des regards croisés de trois peintres, Renoir, Picasso et Mélik.

Le 4 mars 2023, au cours du vernissage de l’exposition de Printemps, « L’univers ludique des Cougourdons », au musée Edgar Mélik à Cabriès, Virginie Journiac, experte en art impressionniste (conservatrice du musée Renoir à Cagnes-sur-Mer de 2006 à 2012) est frappée par un dessin de Mélik sous-titré « Portrait d’homme ». Quelques semaines plus tard, au cours de la conférence qu’elle tient également à Cabriès, elle révèle à son auditoire qu’elle a identifié Auguste Renoir dans ce « portrait » effectué par Mélik, et en apporte la preuve dans une démonstration magistrale en l’inscrivant dans une série de dessins réalisés par des artistes (dont Pierre Bonnard) ayant visité le Maître de l’impressionnisme dans sa Maison des Collettes à Cagnes-sur-Mer.

Qu’est-ce qui peut expliquer ce désir de Mélik de dessiner Renoir vers 1930, l’année où à Paris, tout jeune peintre, il organise sa première exposition , galerie Carmine, 51 rue de Seine ?  Tout commence avec le marchand d’art Ambroise Vollard qui réalisa une photographie de Renoir (1854-1919) un an avant le décès du peintre. Celui-ci souffre d’une polyarthrite qui a déformé ses mains sans pour autant l’empêcher de peintre jusqu’à la fin de sa vie, un pinceau calé entre ses doigts recroquevillés. En hommage posthume, Picasso réalise au crayon un Portrait de Renoir d’après la photo prise par Ambroise Vollard.

L’admiration de Picasso pour l’œuvre de Renoir était telle qu’il souhaitait se rendre à Cagnes-sur-Mer pour voir le vieux peintre. Il en avait parlé à son marchand Paul Rosenberg, mais la rencontre n’aura jamais lieu. Il possédait une grande toile de Renoir, La Baigneuse assise dans un paysage dite Eurydice (1895-1900, Huile sur toile,116 x 89 cm, Paris, musée Picasso). Il s’en inspirera pour un grand pastel, « Grand nu s’essuyant le pied », réalisé en 1921, donc peu après la mort de Renoir (Berlin, Nationalgalerie Staatliche Museum).

Ce qui étonne chez l’inventeur du cubisme c’est que son portrait de Renoir est l’exacte réplique de la photo. Il est vrai que ce dessin s’inscrit dans la période néo-classique de Picasso, celui d’un « retour à l’ordre » où Ingres et Renoir sont des sources d’inspiration pour sa peinture mais aussi pour ses dessins.

Picasso trace les contours du sujet photographié comme il démarque dans la décennie 1920 les sujets de ses illustres prédécesseurs avec un trait continu qui frise le pastiche, la stylisation se substituant au style. Face à ce revirement, un débat très vif – et largement oublié aujourd’hui – s’ouvre sur l’identité du vrai Picasso, l’artiste moderniste des collages et du cubisme ou celui du retour à l’ordre du dessin épuré et des Maîtres ?  Pour l’historienne américaine de l’art, Rosalind Krauss, cette longue période est le signe de fortes tensions intérieures chez Picasso qui entendait sauvegarder sa place dans l’histoire de l’art :  » Or, la période d’après-guerre, qui s’annonce de manière si caractéristique avec l’exposition Rosenberg en 1919, n’est pas seulement un retour à l’étalon-or de la vision naturaliste.  Dans la mesure où ce retour, de par l’imitation d’une série d’artistes « classiques », de Poussin à Ingres et au dernier Renoir, s’effectue sous le signe du pastiche, il porte en lui-même, pour ainsi dire inscrite jusque dans son apparence même, la marque de sa propre nature frauduleuse. Voici donc Picasso faux-monnayeur, et son geste une trahison manifeste du projet moderniste. » (R. Krauss, Les papiers de Picasso, Editions Macula, 2012, p. 18).

Si le dessin de Mélik date bien de 1930, on peut y voir un écho de ces débats violents sur les variations de Picasso. Pour le camp « moderniste » l’artiste trahissait son originalité, alors que pour le camp « classique » il venait de retrouver l’équilibre éternel de la Renaissance.  Edgar Mélik ne quitte Paris et les académies libres qu’il y fréquente brièvement (Académie Ranson, Académie scandinave, Académie André Lhote) qu’en 1932. Nul doute que les débats sur le cubisme et la modernité devaient agiter les jeunes artistes qui se formaient dans ces ateliers où s’inventait la peinture, bien loin de la tradition enseignée à l’Ecole des Beaux-arts de Paris.  Comment comprendre le dessin de Mélik ? Il est peu probable que ce soit un hommage à la peinture de Renoir puisque Mélik se rattache lui-même à l’Ecole de Paris (1925), à Picasso (lequel ?) et à Matisse (le fauviste d’avant 1912), pour ce qui concerne le passé immédiat de son art.  Il s’agit bien d’un Renoir âgé mais Mélik ne part ni de la photo de Vollard, ni du dessin de Picasso.  Les avant-bras relevés et démesurés dans un vêtement trop ample nous dirigent vers les mains douloureuses.  Mélik a-t-il vu d’autres photos qui circulaient à l’époque ? En tout cas, il est probable que son dessin soit une riposte à Picasso, à cet hommage graphiquement trop docile, dans une décennie où l’identité de l’inventeur du cubisme est au centre des controverses sur la modernité et le pastiche. Mélik projette au premier plan les mains et surtout il les rapproche au point de nous rendre insupportable la souffrance qu’elles dénotent.  Il simplifie le trait pour ne retenir que les signes graphiques d’un Renoir dont les photos avaient divulgué la cruelle maladie.  Mélik réduit le portrait pour intensifier le drame de l’homme Renoir, il fait signe vers ce qui ne se voit pas (« la part non perceptible de l’émotion« ).  Le dessin de Mélik est la négation dialectique de celui de Picasso.  Il est proche de Sergueï Eisenstein qui associait la corde et la cruauté au dessin :  » Je suis enivré par l’ascétisme aride de l’art graphique, par la netteté du dessin qui dénudent les lignes impitoyables arrachées violemment au corps haut en couleur de la nature. Il me semble que le dessin relève des cordes qui garrottent les martyrs, des traces que laisse le fouet sur l’épiderme blanc, de la lame vibrante du glaive qui va trancher le col du condamné. » (cité par G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel de Georges Bataille, Editions Macula, 1995, p. 328).

Le rapport de Mélik à Picasso a été constant et ambivalent.  Position beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit aujourd’hui chez les artistes contemporains, chez André Masson comme chez Georges Braque. « Quant à Picasso, il créerait un nouveau genre dit genre Ingres. Vous me demandez ce que je pense de son évolution. Chez lui, je la trouve tout à fait naturelle. Ce qui est vraiment constant chez l’artiste c’est son tempérament. Hors cela, Picasso reste ce qu’il a toujours été : un virtuose plein de talent. La France, heureusement, n’a jamais été un pays de virtuoses… », Georges Braque (Correspondance avec D.-H. Kahnweiler, 1919, citée par P. Assouline dans L’homme de l’art, D.-H. Kahnweiler, 1988, p. 275).

L’admiration de Mélik pour Picasso est incontestable en 1941 dans son entretien avec la critique d’art Claude Marine, pour le journal Comoedia : « Picasso, me dit-il, aura été le grand mais le dernier peintre d’une époque. Laquelle époque est de toute importance. Une autre est en train de se former. Celle-là aussi, de toute importance. Il se sera battu avec le réel comme nul ne l’avait fait. Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il s’agira d’entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité ».   En même temps Mélik jugeait sans doute que Picasso en faisait trop pour maintenir une influence devenue quelque peu paralysante pour la nouvelle peinture qui s’orientait dès 1925 vers d’autres univers. Il se moque de cette personnalité qui se mue en vedette. En 1959, Il reviendra sur ce passé à l’occasion de son exposition à la Librairie-Galerie Source à Aix-en-Provence : « Friesz, Léopold-Lévy, André Lhote et La Patelière ont été mes premiers maîtres… Picasso m’a longtemps donné une vive exaltation et m’a incité au travail : mais c’est là de l’histoire ancienne. Je me suis détaché d’eux tous. J’ai mon univers à moi, bien à moi, et je m’y tiens farouchement, contre vents et marées ».  Encore en 1967, au quotidien Le Provençal : « Au commencement j’étais une sorte de révolté contre certains peintres, en particulier Picasso. Après je suis revenu sur certaines positions et j’ai lutté contre l’influence de Picasso » (voir l’article, « Edgar Mélik face à l’œuvre de Picasso« , juin 2014, edgarmelik.blogspot.com).

Il existe un tableau tardif de Mélik où celui-ci se représente entre Picasso et Dali, figures encensées dans les années 1960. Ce tableau non localisé nous indique qu’il  faisait fort bien la différence entre le talent et  l’agitation médiatique qu’il méprisait.  Ainsi ce Portrait de Renoir, enfin identifié par Virginie Journiac, devient-il le premier acte de ce long dialogue ambivalent de Mélik avec Picasso. 

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