Octobre 2022 – Edgar Mélik – « Méduse »

Edgar Mélik, « Méduse », HST, c. 1937, 81 x 65 cm, collection particulière

Edgar Mélik a décliné tous les sentiments  en les projetant sur la tête humaine. A la même époque Alberto Giacometti se demandait qu’est-ce qu’une tête, irréductible à l’aspect trop aimable du visage? (voir Jean Clair, Le Nez de Giacometti, Faces de Carême, Figures de Carnaval, 1992).

Cette toile inédite de Mélik est à plus d’un titre exceptionnelle.  Ce visage de jeune femme est solaire. Il est construit comme une architecture parfaite qui nous intimide par ses proportions autant que par son regard troublant. Un œil nous dévisage quand l’autre se perd dans des songes intérieurs.  Toutes les parties du visage sont réduites à des formes simples.  Mélik  apporte le plus grand soin aux jeux des ombres qui creusent ce visage pour en faire une tête sculptée.  Une ligne verticale coupe en deux le haut du visage, instaurant  une symétrie digne d’une masque archaïque. La chevelure est une coiffe aux mille franges qui  entremêlent des coloris merveilleux. Des rouges s’associent aux bleus les plus rares, des jaunes aux verts improbables.  Tout l’espace est envahi par cette masse vivante et colorée,  presque irréelle. Enfin, ce visage à la fois séduisant et inquiétant est dressé  bizarrement au sommet d’une colonne, un cou massif qu’on retrouvera souvent chez Mélik dans sa représentation de la femme.  Un ornement et un signe de puissance qui défient  le spectateur trop vite séduit ?  Quand on apprend que ce portrait a pour nom « Méduse » tous les détails de la toile de Mélik font sens… effigie de la Grèce dont le regard pétrifie par sa beauté couronnée de serpents et dont la tête sera tranchée par le héros Persée pour en maîtriser la Terreur (sur la permanence de la figure de Méduse depuis la Grèce archaïque jusqu’à Marcel Duchamp, voir Jean Clair, Méduse, Contribution à une anthropologie des arts visuels, 1989).

La peinture de Mélik n’est-elle pas la voix des mythes violents de notre inconscient ? Son ami le peintre et poète André Verdet écrira : « Mélik Edgar, ce barbare des temps modernes dont l’œuvre est à la fois hiératique et vivante s’intègre partout parmi les classiques des civilisations successives. » (Exposition galerie Octobon, Saint-Paul-de-Vence, septembre 1954).

Sur le plan formel l’oeuvre de Mélik déroute parce qu’elle associe l’harmonie de la couleur et des formes simplifiées aux plus étranges déformations. Cette qualité est soulignée par les observateurs des premières toiles de Mélik, celles qu’il est rare de pouvoir découvrir aujourd’hui.  « L’autre côté de son talent, lorsque Mélik s’attaque à la forme humaine et principalement féminine, c’est en effet, de la ramener aux proportions que les primitifs lui donnaient. Par ce mot de primitifs, on n’entend pas ici les premiers maîtres italiens de la peinture au XIII° siècle, mais nos lointains ancêtres et parmi ceux-là, non pas ces artistes nés qui sur le silex traçaient de fines effigies, bien plutôt les façonniers d’idoles polynésiennes, amateurs de volumes monstrueux et qui, siècles après siècles, ont finalement fait souche tardive et prolifique en notre époque… » (Note d’art, Le Petit Provençal, 19 novembre 1937).  Il est assez probable que cette « Méduse » de Mélik date de cette période marseillaise des années 1930. Il faut la rapprocher de la puissante tête de femme berbère à la coiffe colorée réalisée à Tanger en 1933 (voir « Edgar Mélik à Tanger, 1933 » sur le blog, edgarmelik.blogspot.com, octobre 2020).

Edgar Mélik, Femme berbère, HST 99x77cm, collection particulière

L’aspect matériel de la toile de Mélik est tout aussi remarquable.  On voit très bien au dos qu’il s’agit à l’origine d’un épais tissu d’ameublement où se trouve son monogramme, M surmonté du E renversé ( on le retrouve sur d’autres œuvres qui remontent toutes à cette période de l’avant-guerre). Les motifs ornementaux au trait noir sont encore visibles avec le rouge et le vert d’origine. Mélik a dû peintre sur la face imprimée du tissu après l’avoir apprêtée. La « Méduse » est donc une preuve ancienne de ce recyclage matériel de Mélik.  Il a su varier les supports (fibrociment, toile de jute, carreau de ciment, etc.) de son travail pendant des décennies en intégrant très souvent le motif des supports à l’image peinte. « Méduse » élargit notre connaissance de cette forte dimension de sa technique artistique  (voir, « Supports et substrats des images chez Mélik« , blog août 2016).

Un dernier aspect matériel est souligné par un autre critique d’art pour cette même exposition d’une vingtaine de toiles,  galerie Da Silva à Marseille, en 1937 :  » Il s’agit d’un peintre profondément épris de couleur et qui la fait chanter en riches et chaudes harmonies. Sa touche très particulière et la matière même des toiles rudes qu’il choisit donnent à beaucoup de ses peintures une curieuse apparence de tapis. Est-ce une manifestation d’atavisme artistique, chez ce Persan qui n’a jamais connu la lointaine patrie de ses ancêtres ? » (Henry Dumoulin, Le Petit Marseillais, 18 novembre 1937).  Son ami le critique d’art Pierre Mary écrira presque vingt ans plus tard :  » De par son ascendance arménienne, connaissant mal ma géographie,  j’en ai fait dans ma mémoire, un magicien persan, comparable à ceux qui ont composé ces tapis schiraz éblouissants que les amateurs se disputent. » (Marseille Libre, juillet 1953).

La peinture de Mélik deviendra granuleuse au début des années 1950, lui  conférant  l’aspect rugueux des  parois minérales. Il semble bien que la métaphore textile soit plus ancienne, traduisant déjà le désir de matérialité qui porte l’image.

« Méduse » est une oeuvre qui nous fait remonter dans la période ancienne de Mélik, celle qu’il est rare de révéler aujourd’hui. Elle atteste de la forme volontairement archaïque de sa peinture comme d’un contenu subconscient lié aux mythes et aux pulsions (Eros et Thanatos) analysés par Freud et popularisés par la littérature surréaliste dans les années 1930. Mélik ne peint pas pour nous montrer sous un jour charmant ce que l’on voit au-dehors, mais pour nous révéler à travers les apparences familières ce qui trouble l’esprit humain (ce que Freud appelle « l’inquiétante familiarité » en 1919).

Ce travail de recherche sur la peinture de Mélik serait impossible sans les collectionneurs qui autorisent, au fil des années, la reproduction de leurs tableaux très souvent inédits. L’association des Amis du musée Edgar Mélik les remercie vivement pour leur discrète générosité.

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